D'un champignon mortel aux expériences de la CIA avec le LSD : l'histoire de l'ergot de seigle

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D'un champignon mortel aux expériences de la CIA avec le LSD : l'histoire de l'ergot de seigle

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Les peintres flamands ont représenté la gangrène due à l'ergot dans leurs oeuvres. Dans "La Tentation de Saint Antoine", l'homme assis exhibe son pied perdu.
Les peintres flamands ont représenté la gangrène due à l'ergot dans leurs oeuvres. Dans "La Tentation de Saint Antoine", l'homme assis exhibe son pied perdu.
- Jérôme Bosch

Champignon méconnu, "Claviceps purpurea" est à l'origine d'une maladie qui a fait des millions de morts : l'ergotisme. Identifié tardivement, il a par ailleurs permis de créer de nombreux médicaments... et le LSD, que la CIA tenta d'utiliser dans le cadre d'un programme de contrôle des cerveaux.

Qu’ont en commun les épidémies de folie dansante au Moyen Âge, les chasses aux sorcières en Europe et une nuit “apocalyptique” dans un petit village du Gard en 1951 ? Pas grand-chose en apparence. Pourtant, on doit ces événements à un seul et même champignon resté méconnu pendant des siècles : l'“ergot de seigle”. Responsable d'une maladie nommé "ergotisme", il serait à l'origine de millions de morts et au moins d'autant d'amputés.

Aujourd’hui, l’ergot de seigle est surtout connu pour avoir permis la découverte d’une des grandes drogues du XXe siècle : le LSD. Dans l’ouvrage Une Histoire de l’ergot de seigle, du mal des ardents au LSD (Presses Universitaires de France, 2023), le médecin et auteur Jean Vitaux revient sur l’histoire de ce curieux champignon.

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Les stigmates du “mal des ardents”

Feu sacré, feu d’enfer, feu de Saint-Antoine, feu de Saint-Martial, mal des ardents, peste de feu, peste des extrémités ou encore gangrène des Solognots : les symptômes consécutifs à une contamination par l’ergot de seigle ont valu à la maladie, qui sévit depuis l’Antiquité, de nombreux noms. Déjà au Ve siècle avant J.-C., l’historien Thucydide, dans L’Histoire de la guerre du Péloponnèse, décrivait les symptômes caractéristiques de cette maladie, qui lui valent ses surnoms liés au feu : “le corps était si brûlant que [les malades] ne supportaient pas le contact des vêtements et des tissus les plus légers. [...] Le mal, qui commençait par la partie supérieure du corps [...] attaquait les parties sexuelles, l’extrémité des mains et des pieds et l’on n’échappait souvent qu'en perdant une de ces parties ”.

Mais qu’est-ce au juste que l’ergot de seigle ? Il s’agit d’un champignon vénéneux, le Claviceps purpurea Tulasne, qui croît sur certaines céréales, et particulièrement sur le seigle. Sorte d’excroissance noirâtre, sa forme de crochet évoquant l’éperon des pattes des coqs, nommé ergot, lui vaut d’être appelé “ergot de seigle”.

L'ergot de seigle, ou Claviceps purpurea, ressemble à un crochet noirâtre qui se développe sur le seigle.
L'ergot de seigle, ou Claviceps purpurea, ressemble à un crochet noirâtre qui se développe sur le seigle.
- Stiller Beobachter

“L’ergot de seigle est à l’origine de l’ergotisme, qui est une intoxication due à la consommation de seigle ou de pain ergoté, et non une maladie infectieuse”, précise Jean Vitaux dans Une Histoire de l’ergot de seigleElle touche surtout les populations au régime quasi-exclusif en céréales et pauvre en protéines. La maladie est causée par les alcaloïdes sécrétés par l’ergot de seigle. C’est donc une intoxication alimentaire par une mycotoxine, ce qui explique que cette maladie ne soit pas contagieuse”.

L’ergotisme a beau ne pas être contagieux, ses symptômes ont pourtant longtemps été associés à des épidémies. Car ses victimes étaient souvent issues d’un même village, où le boulanger broyait involontairement le champignon en même temps que les épis de seigle, produisant ainsi une farine qui contaminait l’ensemble de la population locale.

Des hécatombes au Moyen Âge

Une fois un individu contaminé, et selon les types d’alcaloïdes produits par l’ergot de seigle, les cas cliniques peuvent varier du tout au tout. “Il existe deux formes principales d’ergotisme : la gangréneuse et la convulsive”, écrit Jean Vitaux. “La forme convulsive associe des mouvements incontrôlés des membres, des convulsions et des hallucinations” . C’est cependant la forme gangréneuse qui est la plus grave et qui vaut à l’ergotisme tant de surnoms liés au “feu”. Cette forme d’ergotisme débute en effet par des démangeaisons, qui se transforment rapidement en une sensation de chaleur intolérable. Après quelques heures, voire quelques jours, survient une perte de sensibilité, puis des desquamations, et enfin une gangrène sèche des extrémités qui les nécrosent rapidement. La sensation de brûlure ressentie par les malades associée au noircissement des chairs donne naissance au Moyen Âge à cette représentation d'une victime carbonisée de l’intérieur.

Ainsi, en 945, le moine clunisien Flodoard (894-966) note dans ses Annales une épidémie de peste de feu, comme le relève Jean Vitaux : “Un feu intérieur envahit les membres des hommes ; insensiblement brûlés, ils finissaient par être littéralement consumés jusqu’à ce que la mort mette fin à leurs supplices ”. En 983, une nouvelle “épidémie” frappe la France, et c’est cette fois le moine clunisien Raoul Le Glabre (985-1047) qui la décrit ainsi : “À cette époque sévissait parmi les hommes un fléau terrible, à savoir un feu caché qui, lorsqu’il s’attaquait à un membre, le consumait et le détachait du corps ; la plupart, en l’espace d’une seule nuit, furent complètement dévorés par cette affreuse combustion” .

Dans le "Retable d'Issenheim" (1514) un homme atteint du mal des ardents est représenté : il a le ventre gonflé et est couvert d'ulcères.
Dans le "Retable d'Issenheim" (1514) un homme atteint du mal des ardents est représenté : il a le ventre gonflé et est couvert d'ulcères.
- Grünewald

A peine 10 ans plus tard, en 994, une “épidémie” d’ergotisme frappe à nouveau et fait plus de 40.000 morts en Aquitaine, dans le Périgord, l’Angoumois et le Limousin, d’après les Chroniques d’Adémar de Chabannes (988-1034), moine attaché à l’évêché d’Angoulême. Pour la première fois, on qualifie ce mal qui frappe la France de “mal des ardents”.

En réalité, l’ergotisme touche essentiellement les populations pauvres, qui, dans certaines régions, ne peuvent cultiver du froment. Les contaminations sont plus fréquentes lors des périodes de disette et de famine, parce qu'elles poussent les plus démunis à se tourner vers le seigle. Cette céréale en effet peut pousser dans des conditions difficiles et se récolter plus tôt dans l’année.

Le feu de Saint-Antoine

Des hospices sont alors créés pour accueillir les malades du feu sacré, mais la gangrène se développe parfois si rapidement que les victimes perdent un pied ou une main avant d’y être acheminés.

La forme gangréneuse de l’ergotisme a si bien terrorisé l’Europe médiévale qu’elle a donné naissance à un ordre monastique hospitalier au XIe siècle : l'ordre des Antonins. La maladie est d’autant plus volontiers associée à Saint Antoine le Grand que ce dernier a pour attribut principal le feu. Ce sont les Antonins qui, au cours du Moyen Âge, vont soigner les victimes du “feu sacré”, qui prend d’ailleurs comme autre nom “feu de Saint Antoine”.

Une victime d'ergotisme implorant saint Antoine sur une gravure germanique sur bois.
Une victime d'ergotisme implorant saint Antoine sur une gravure germanique sur bois.
- CC BY 4.0

Les malades qui partent en pèlerinage vers ces lieux de soin augmentent de fait leurs chances de guérison : d’une part, ils quittent les lieux où le seigle est ergoté et, si la maladie n’est pas trop avancée, ils peuvent encore être soignés ; d’autre part, les Antonins sont réputés pour leurs petits pains aux vertus curatives… qui ont surtout pour principale qualité d’être faits à partir de farine de froment.

L’ergotisme recule finalement à partir de la fin du XIIe siècle, avec quelques résurgences ici et là à travers l’Europe. Le début du XVIIe siècle est à nouveau frappé par de fortes épidémies, d’abord en 1709, en Sologne, où entre 8 et 12 000 personnes meurent des suites de gangrène. Une épidémie d’ergotisme vaut également aux armées de Pierre le Grand, en Russie, d’être décimées au bord de la Volga, en 1722, alors qu’elles s’apprêtaient à affronter l’empire turc.

D’après Jean Vitaux, on a du mal à estimer avec précision l’impact de l’ergotisme, tant la maladie fut comprise tardivement. Selon lui, “la majorité des amputés qui circulaient dans les rues du Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle étaient sans doute des victimes de la gangrène sèche de l’ergotisme”, et les victimes du Claviceps purpurea Tulasne se chiffrent certainement en millions de morts, sans qu’il soit possible d’établir de chiffre précis : “Il est laborieux de savoir ce qui revient à l’ergotisme ou à la famine et à la dénutrition, qui en ont souvent été les corollaires”, note l’auteur de Une Histoire de l’ergot de seigle, du mal des ardents au LSD .

Le tableau "Les Mendiants", de Pieter Brueghel l'Ancien, exposé au Musée du Louvre, représente des mendiants amputés de leurs membres.
Le tableau "Les Mendiants", de Pieter Brueghel l'Ancien, exposé au Musée du Louvre, représente des mendiants amputés de leurs membres.
- Pieter Brueghel l'Ancien

Folies dansantes et chasses aux sorcières

Plus encore que la forme gangréneuse, c’est la forme convulsive de l’ergotisme - pourtant moins mortelle si elle est traitée - qui est identifiée, à travers des événements historiques hors du commun. Si Jean Vitaux reconnait qu’il est aujourd’hui “très difficile de rattacher certains épisodes à l’ergotisme” et que “les preuves historiques formelles font défaut”, il évoque néanmoins certains épisodes de l’histoire qui s’expliquent mieux si l’on prend en compte la consommation d’ergot de seigle.

Parmi ces derniers, les nombreuses crises dites de “folie dansante” qui traversent le Moyen Âge sont certainement les mieux identifiées. Lors de ces épisodes de chorémanie, hommes et femmes étaient pris de mouvements convulsifs et d’hallucinations. La première de ces épidémies de “danse” prend place à Maastricht en 1278, mais le phénomène se reproduira à de nombreuses reprises au cours du XIVe siècle à Aix-la-Chapelle, Utrecht, Bruges, Cologne, Metz ou encore Obernai.

La plus célèbre de ces épidémies est certainement l’épidémie dansante de 1518, à Strasbourg, particulièrement bien documentée du fait de nombreuses archives de l’époque incluant des notes de médecins, des sermons, des chroniques locales, et les billets émis par le conseil municipal de Strasbourg, complètement débordé par la situation. Après qu’une femme s’est mise à danser dans les rues de la ville, de plus en plus de personnes se mirent à la rejoindre au fil des jours : au plus fort de l’épidémie, 400 personnes dansaient de concert. Les historiens qui travaillent sur ce phénomène estiment aujourd'hui une contamination à l’ergot de seigle très probable. Mais cette psychose collective se situe certainement à la confluence de nombreux événements, parmi lesquels des famines successives et une crise politique et morale ayant entraîné une perte de confiance vis-à-vis du clergé.

L’autre grand fait historique qui pourrait bien puiser ses origines dans les contaminations à l’ergot de seigle n’est autre, selon Jean Vitaux, que les chasses aux sorcières qui ont frappé l’Europe entre les XIVe et XVIIe siècles : “Les études portant sur des procès de sorcellerie dans l’Essex et le Norfolk, deux régions productrices de seigle en Angleterre, ont révélé, chez les prétendus sorciers et leurs victimes, des symptômes d’ergotisme convulsif ou gangréneux : hallucinations, comportements maniaques, contractions spastiques des membres, transes, cécité transitoire, surdité, torpeur, engourdissements. Parallèlement, on nota une mortalité anormale du bétail, que l’on attribua aux sorcières”. Même son de cloche en Norvège, où l’étude de 750 procès en sorcellerie du XVIIe siècle a mis en évidence des symptômes compatibles avec des contaminations par l’ergot chez les présumées sorcières : sensation de brûlures, convulsions, troubles mentaux et même gangrènes…

De l’autre côté de l’Atlantique, un des plus célèbres procès en sorcellerie, celui des sorcières de Salem, pourrait bien également puiser ses sources dans des cas d’ergotisme, relève encore l’auteur : “Les symptômes décrits, les conditions climatiques favorables à la pousse de l’ergot et les faits documentés à l’époque rendent plausible l’hypothèse d’une responsabilité de l’ergot de seigle dans ce célèbre épisode des sorcières de Salem ”. Dix-neuf personnes furent pendues, une lapidée sur instruction de neuf juges, dont Samuel Sewall, qui regretta plus tard ses fautes, et nota dans son journal la présence d’ergot dans les champs bordant Salem, dans la zone où résidaient la plupart des accusées de sorcellerie.

Une identification tardive

Si l’ergotisme a pu faire tant de victimes au fil des siècles, c’est parce que son identification a été très tardive. “Bien que l’ergot de seigle ait été connu dès le Moyen Âge, les premières descriptions botaniques du parasite datent seulement de la fin du XVIe siècle”, écrit Jean Vitaux. “Le médecin et botaniste allemand Adam Lonitzer, dit Lonicerus (1528-1586), le décrit dans sa Botanica plantarium historiae*, parue à Francfort en 1565. En France, Denis Dodart, et John Ray en Angleterre, éveillèrent quant à eux l’intérêt des scientifiques de leur temps sur la nocivité de l’ergot de seigle en 1676-1677”.*

Une illustration représentant le "Claviceps purpurea" sur du seigle.
Une illustration représentant le "Claviceps purpurea" sur du seigle.
© Getty - Mikroman6

Dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, l’entrée “Ergot” précise : “Le seigle ergoté, mêlé dans le pain, produit des effets funestes : c’est surtout en 1709 qu’on l’a observé. Les seigles de la Sologne contenoient près d’un quart de blé-cornu, que les pauvres gens négligeoient de séparer du bon grain, à cause de l'extrême disette qui suivit le grand hyver : le pain infecté de ce blé donna à plusieurs une gangrène affreuse, qui leur fit tomber successivement & par parties tous les membres.” Ce n’est ainsi qu’à partir du siècle des Lumières que sont mises en place les premières techniques de prévention par criblage des blés.

Pourtant, il faut attendre le début du XIXe siècle pour que la nature mycologique de l’ergot de seigle soit identifiée par un botaniste suisse, Augustin-Pyramus de Candolle. Le botaniste et mycologue français Edmond Tulasne se charge quelques années plus tard, en 1853, d’analyser son cycle de vie complexe, et le classe en tant que Claviceps purpurea Tulasne . Enfin décrypté, le champignon va pouvoir être utiliser à de nouvelles fins.

Les différentes étapes du cycle de vie de l'ergot de seigle, étudiées et illustrées dans l'encyclopédie allemande Meyers Konversations-Lexikon, en 1896.
Les différentes étapes du cycle de vie de l'ergot de seigle, étudiées et illustrées dans l'encyclopédie allemande Meyers Konversations-Lexikon, en 1896.

L'ergot, d'un poison à un médicament

Des indices laissent penser que, par le passé, des sages-femmes ont pu utiliser l’ergot de seigle pour provoquer des accouchements. Mais ce n’est qu’au XXe siècle que ce dernier va réellement connaître un essor dans le domaine médical. En Suisse, l’entreprise Sandoz, jusqu’alors spécialisée dans les colorants textiles, décide de se diversifier en se lançant dans l'industrie pharmaceutique et confie à Arthur Stoll, le soin d’étudier les principes actifs des plantes médicinales, dont l’ergot de seigle. C’est ce jeune chimiste qui va découvrir les alcaloïdes, des molécules d’origine végétale, de l’ergot de seigle et leurs effets. Il en isole plus de 40, parmi lesquelles l’Ergométrine, qui sera utilisée en obstétrique pour prévenir les hémorragies après l'accouchement. Des dérivés d’autres alcaloïdes de l’ergot comme la Dihydroergotamine et le Méthysergide seront quant à eux utilisés pour traiter les migraines.

C’est également chez Sandoz qu’est découvert, de façon fortuite, un puissant hallucinogène : le LSD. En 1938, un collaborateur d’Arthur Stoll, Albert Hofmann, synthétise le LSD, ou d-diéthylamide, à partir d’acide lysergique et en absorbe par accident une dose légère lors du processus. Après avoir ressenti malaises et vertiges, il décide de rentrer chez lui, où il se retrouve en proie à de puissantes hallucinations, qu’il a décrites ensuite dans un livre au titre évocateur, LSD, mon enfant terrible : “J’ai sombré dans un état second, qui n’était pas désagréable, puisqu’il m’a donné à voir des images fantasmagoriques extrêmement inspirées. J’étais dans un état crépusculaire, les yeux fermés (je trouvais la lumière du jour désagréablement crue), j’étais sous le charme d’images d’une plasticité extraordinaire, sans cesse renouvelées, qui m’offraient un jeu de couleurs d’une richesse kaléidoscopique. Au bout de deux heures environ, cet état se dissipa.”

Pour confirmer sa découverte, Albert Hofmann ingère une nouvelle micro-dose et expérimente à nouveau de violentes hallucinations, avant de conclure qu’il vient de découvrir là la substance psychoactive la plus puissante connue à ce jour.

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Le LSD, une drogue populaire...

“Le brevet du LSD fut déposé en 1943 en Suisse et en 1948 aux États-Unis”, raconte Jean Vitaux dans Une Histoire de l’ergot de seigle. "Commercialisé sous le nom de Delysid, Il fut expérimenté dans de nombreuses affections psychiatriques, dans l’alcoolisme chronique et administré à des criminels. Dans les années 1950 et 1960, plus de mille publications médicales furent consacrées à son usage”.

Le LSD est d’abord utilisé, à en croire Jean Vitaux, à des fins de traitement psychiatrique :  "Le LSD était recommandé aux psychiatres comme auxiliaire médicamenteux. On les invitait à en prendre eux-mêmes pour mieux comprendre les phénomènes hallucinatoires liés à la schizophrénie.”

Cette drogue, qui a pour avantage de ne pas créer de dépendance, est cependant rapidement utilisée en dehors du champ expérimental. A partir des années 1960, le LSD sort des laboratoires et se répand sur les campus, en plein mouvement hippie. Il est notamment porté par deux professeurs en psychologie de l’université d’Harvard, qui le fournissent aux étudiants. Des artistes comme le poète Allen Ginsberg, l’écrivaine Anaïs Nin, les romanciers Ken Kesey et Aldous Huxley, en consomment et font le récit de leurs expériences hallucinées : le succès du LSD est tel qu’il donne naissance à un mouvement artistique, le psychédélisme. Associé à la contre-culture américaine, drogue emblématique des années hippies, le LSD est cependant rapidement proscrit aux Etats-Unis, en 1965.

... mais une arme chimique inefficace

L’interdiction est d’autant plus évidente que le projet de l’armée américaine de faire du LSD une arme efficace n’a pas été couronnée de succès. Dès les années 1950, Sandoz Pharmaceuticals avait en effet conclu des contrats militaires secrets avec les Etats-Unis, qui cherchaient à faire du LSD une arme incapacitante. Le programme Bluebird, lancé par la CIA dès 1949, vise à faire du LSD une drogue qui permet une "altération exploitable de la personnalité”. Le projet est intégré à un programme plus large, MK-ULTRA, dont l’objectif est de parvenir à contrôler le comportement humain. D’après des documents aujourd’hui déclassifiés, la CIA n’hésite pas à tester la drogue sur sa propre population : sur la plage, dans les bars, dans des restaurants, des citoyens américains sont volontairement contaminés puis suivis et surveillés, sans intervention.

Les conclusions des études portées par la CIA sont cependant peu concluantes : si le LSD pourrait bel et bien devenir une arme incapacitante, la difficulté d’une contamination à grande échelle rend son application inopérante, et le projet est abandonné. La possibilité d’administrer du LSD en tant que sérum de vérité est également envisagée, sans plus de succès.

La CIA n’est pas la seule agence à se pencher sur l’utilisation du LSD. L’armée britannique mène de son côté ses propres tests. En 1964, l’opération “Moneybags” consiste ainsi à donner une dose de 200 microgrammes de LSD à 17 volontaires du Royal Marine Commando avant de les envoyer réaliser un exercice de terrain. Le résultat de l’expérience, filmée, prouve bien la capacité de la drogue à rendre inopérants des soldats. Le commentaire de la vidéo raconte ainsi comment le commandant de la troupe subit l'un des effets caractéristiques de la drogue : “En regardant le plafond blanc, il décrit des motifs géométriques colorés et tridimensionnels. Ils semblent entrer et sortir les uns des autres”. La vidéo, qui vaut le détour, permet d’observer des militaires en plein trip :

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L’échec de l’utilisation du LSD par l’armée conférera au LSD un statut de drogue plus proche de l’esprit “Peace & Love” du mouvement hippie que de l’arme chimique.

Bad trip à Pont-Saint-Esprit

Ces expériences auront néanmoins pour corollaire de jeter le doute sur le dernier cas français de contamination à l’ergot de seigle : l’affaire du pain maudit de Pont-Saint-Esprit. En 1951, dans cette petite ville du Gard, des habitants sont tour à tour pris d’hallucinations sensorielles et visuelles. Le phénomène culmine dans la nuit du 25 août 1951, pendant laquelle des habitants hurlent tandis que d’autres errent dans les rues, certains allant jusqu’à se défenestrer. L’”épidémie” touche entre 200 et 300 personnes et fera 5 morts.

“Après de multiples péripéties judiciaires et des batailles d’experts homériques, le drame de Pont-Saint-Esprit eut sa conclusion judiciaire en 1965 par la condamnation de l’Union meunière du Gard en tant que vendeur de la farine fatale”, assure Jean Vitaux dans Une Histoire de l’ergot de seigle. Quelques autres hypothèses continuent pourtant d’être proposées, parmi lesquelles celles d’une contamination volontaire des habitants par la CIA. Dans un ouvrage paru en 2009, A Terrible Mistake, le journaliste indépendant américain Hank P. Albarelli Jr. soutient l’idée que l’agence américaine aurait tenté de pulvériser, par voie aérienne, du LSD sur la population spiripontaine, avant de contaminer l’alimentation locale. La thèse, si elle est peu probable, a cependant toujours ses adeptes.

Une histoire particulière, un récit documentaire en deux parties
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Cette affaire marque, semble-t-il, la dernière occurrence d’une contamination à l’ergot de seigle en France. A l'heure actuelle, la réglementation sur les céréales contraint à un taux d’ergot inférieur à 0,05 %, un seuil qui n’est pas dangereux pour l’homme. Les cas d'ergot de seigle se font donc de plus en plus rares... plus que ceux de LSD.