Albert Londres "reste absolument moderne dans son exigence de vérité et sa volonté d'impliquer le lecteur"

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Albert Londres "reste absolument moderne dans son exigence de vérité et sa volonté d'impliquer le lecteur"

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"Si on veut être informé, il faut se renseigner soi-même", écrivait en 1915 un jeune journaliste qui devint une légende du métier. Albert Londres, ici en 1923.
"Si on veut être informé, il faut se renseigner soi-même", écrivait en 1915 un jeune journaliste qui devint une légende du métier. Albert Londres, ici en 1923.
© Getty - Apic. Collection Hulton Archive

Albert Londres demeure une légende du journalisme. Un prix de référence du métier porte son nom et fête ses quatre-vingt-dix ans. À cette occasion, un documentaire révèle images et documents inédits de celui qui fut aussi poète et photographe. Entretien avec son autrice-réalisatrice, Valérie Manns.

"Notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie en mettant dans la balance son crédit, son honneur, sa vie." Cette définition du journalisme par Albert Londres reste encore aujourd'hui une référence, encore régulièrement citée et enseignée. Celui qui lançait "Un reporter, monsieur, ne connaît qu'une ligne : celle du chemin de fer" a conservé son aura, grâce aussi à un prix des plus prestigieux qui porte son nom.

Diffusé ce dimanche soir sur France 5, le documentaire L'Odyssée d'Albert Londres, histoire d'un grand reporter a été réalisé pour marquer les quatre-vingt-dix ans de cette récompense. Un film bâti une année durant grâce à une trentaine de personnes et plusieurs images et documents totalement inédits. Avec la participation du comédien Nicolas Lormeau de la Comédie-Française pour incarner le "prince des reporters".

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Entretien avec l'autrice et réalisatrice de ce documentaire, Valérie Manns.

Style, rapport au lecteur, prises de risques ou engagements à propos de la société. Les clés de la légende d'Albert Londres, selon Valérie Manns.

3 min

Quelle a été votre plus grande surprise par rapport à Albert Londres et aux documents que vous avez pu consulter ?

Ma plus grande surprise a été de découvrir un homme qui photographiait aussi. Je l'ignorais avant de travailler sur ce film. Il a voulu à deux reprises partir avec des opérateurs et les journaux ont toujours refusé. Et il a donc pris des photos dans beaucoup de ses reportages. Il partait aussi avec un dessinateur, Georges Rouquayrol. Mais il aimait beaucoup photographier. Ses photos constituaient à la fois des documents qu'il aimait revoir et des documents sur lesquels il s'appuyait comme aide-mémoire. Et il aimait étaler tous les tirages sur son bureau pour écrire à partir de ces images. C'était une véritable source d'inspiration.

Écrire de la poésie aussi. Parce qu'il a commencé ainsi.

Absolument. C'est aussi très étonnant. Il est d'abord un poète. Il vient de Vichy, d'un milieu plutôt modeste, ses parents tenaient une pension. Ses biographes racontent que beaucoup d'étrangers y seraient passés et qu'Albert Londres aurait été ouvert au monde aussi en côtoyant ainsi des touristes qui venaient dans les bains de Vichy. Ses parents ont pensé qu'il pouvait être comptable et l'ont envoyé à Lyon. Très vite, il a décrété que cela ne serait pas possible et il s'est mis à écrire. Il a écrit trois recueils de poésie qui ont été publiés. Et finalement, il avait très, très peu d'argent. Il a été père très jeune, à 20 ans, de sa fille Florise [à laquelle il envoya ensuite des centaines de cartes postales, NDLR]. Et à 21 ans, sa compagne est morte d'anémie, de faim possiblement. J'ai vraiment appris qu'un des moteurs de son existence était probablement ce deuil très compliqué à faire, et je pense qu'il aimait aussi partir pour fuir ce quotidien et cette souffrance qu'il a portée toute sa vie.

Quelles particularités l'ont fait entrer dans la légende ?

Être poète lui a permis d'avoir une très très belle écriture, très construite, très métaphorique. Son style très particulier, très littéraire, le fameux style Albert Londres, a émergé assez rapidement, pendant la guerre de 14-18. Il s'est retrouvé à la une du Matin au moment du bombardement de Reims.

Une autre clé de son succès, c'est qu'il a très vite voulu que le lecteur soit complètement à l'intérieur de ce qu'il écrivait. Pendant la guerre notamment, au lieu de décrire des faits d'armes, il a voulu trouver des témoins qui lui racontent des histoires, pour pouvoir incarner les événements. Et le fait qu'il choisisse ses témoins et qu'il incarne à ce point ce qu'il voulait raconter a beaucoup contribué à son succès.

Il a aussi été le premier grand reporter à écrire à la première personne du singulier. C'est très, très moderne. Et il se mettait en scène afin que le lecteur ait de l'empathie sur, notamment, les situations qu'il traversait. Je crois que cela a créé une très grande proximité avec le lecteur.

Les très nombreux risques qu'il a pris ajoutent à sa légende, en particulier quand il est parti en Russie. C'est vraiment à ce moment un territoire complètement fermé depuis la révolution de 1917. Trois anglo-saxons y sont partis, dont deux sont devenus communistes, et il veut être le premier Français à mettre les pieds en Russie. Il a été d'une ténacité extraordinaire puisqu'il a mis 52 jours à arriver là-bas, en allant de ville en ville pour trouver des passeports, des visas. Et finalement, je pense qu'il est devenu légendaire parce que c'était un vrai aventurier. La légende raconte qu'il n'avait pas peur du danger. En tout cas, il avait, paraît-il, une forme d'inconscience. Par exemple, sur les photos de 14-18, tous les correspondants de guerre portent des casques. Lui, jamais. Il avait cette folie de vouloir prendre des risques et de ne pas craindre la mort. Cela a participé à sa légende.

Enfin, le moment le plus important reste son départ à Cayenne, au bagne. Là où il a commencé à vouloir décrire tous les grands dysfonctionnements de la société française. Il a vraiment bouleversé beaucoup de lecteurs en racontant ce qu'il avait vu et entendu.

Ses engagements, ses causes aussi ont contribué à son mythe.

Absolument. Albert Londres était très engagé. Il a couvert énormément de guerres, mais surtout il a à un moment décidé d'aller dans ce que l'on appelait à l'époque "l'aventure sociale". Il s'agissait d'essayer de décrire au mieux tous les dysfonctionnements d'une société. Cet engagement se traduit par exemple quand il décide de couvrir le Tour de France. Il l'a appelé tour de souffrance et plus tard ses reportages ont été intitulés "Les forçats de la route".

Dès qu'il se plonge dans un milieu, il va tout de suite avoir un regard extrêmement humain, extrêmement sensible et tout de suite dénoncer les conditions de vie et de travail des gens qu'il rencontre. Pour "Les forçats de la route", il décrit à quel point ils ont parfois 300 kilomètres à faire dans la journée, ils avalent de la poussière, ils tombent, se blessent, ils ont des accidents mortels. C'est vraiment une vision très très critique de ce Tour de France.

Il dénonçait énormément et il avait une influence absolument incroyable. Quelques-uns de ses reportages, le bagne de Cayenne, les pénitenciers militaires à Biribi et le Congo-Océan, ont provoqué des débats à l'Assemblée nationale. Des commissions d'enquête ont été dépêchées sur place. Aujourd'hui, aucun journaliste n'aurait un tel impact, une telle influence.

Et s'il revenait aujourd'hui ?

Il écrirait probablement sur la prison et la politique carcérale, sur les banlieues et cette ghettoïsation de la société, et sur ces 15 % de Français qui vivent sous le seuil de pauvreté. Il irait beaucoup dans la marge mettre en lumière toute cette partie de la société qui est invisible. Comme il l'a fait dans nombre de ses reportages, sur le bagne, les asiles, la prostitution.

On a l'impression d'avoir face à nous un personnage presque sacré, que l'on ne pourrait pas du tout remettre en question, critiquer ?

Je suis tout à fait d'accord avec vous. Il y a peu de zones d'ombre sur Albert Londres. Il était probablement assez ingérable. Il avait une haute idée de lui-même. Après avoir semble-t-il vécu dans des conditions modestes au début de sa vie d'homme, il était réputé pour ses notes de frais légendaires. Je crois que c'était un très bon vivant. Il aimait les très beaux hôtels, les grands dîners, le vin. Après, il était aussi capable de dormir dans des conditions très difficiles, sur de la paille. Il était capable des deux, mais il aimait la vie.

Il n'hésitait pas aussi à changer de journal, ce qui aujourd'hui serait beaucoup plus compliqué pour un grand reporter. Il a dû passer par sept ou huit journaux. Dès que cela ne lui plaisait pas, dès qu'on lui faisait des reproches, dès qu'il n'avait pas les moyens de faire ce qu'il voulait, il partait. Et, étant très connu, il trouvait très facilement ce qu'il voulait.

On dirait un peu une tête brûlée, mais il a quand même vécu des phases plus sombres de dépression, à se questionner sur le métier, sur la portée de ses écrits.

Absolument. Il avait de grands moments de solitude et de doute, quand bien même il s'était lié avec d'autres reporters de guerre, notamment pendant 14-18. Le grand reportage est un métier de solitaire. Et il passe notamment par un moment en Chine où évidemment il est très très loin de la France et pendant lequel il se dit "Mais finalement, on se fiche complètement de ce que je décris". Il dit, "Voilà, un crime en France aura beaucoup plus d'impact qu'un crime à des milliers de kilomètres".

En même temps, quand il part en Extrême-Orient en 1920, peu de gens pouvaient partir aussi loin. Il part au Japon, en Inde, en Chine, en Indochine et il a pour mission de faire rêver tous ces lecteurs qui n'iront jamais là-bas et peut-être trouve-t-il alors un sens en se disant que, à défaut de voyager, ils pourront imaginer en le lisant à quelles réalités étaient confrontés ces pays. Il doutait énormément mais à mon avis, ce souci de la transmission le tenait vraiment ; ce souci d'éduquer aussi, d'ouvrir et de donner toujours ce regard extrêmement humain sur les hommes et les femmes qu'il rencontrait, en essayant toujours de plonger, lui-même le dit, dans les bas-fonds de l'âme humaine et de donner la voix et la parole à ceux qui n'en avaient pas.

Et au moment où l'on célèbre les 90 ans du prix qui porte son nom, en quoi peut-il encore parler aux journalistes ? Cela semble tellement lointain.

En tant que journaliste, sa principale caractéristique reste à mon sens son indépendance d'esprit. Il était très libre d'écrire ce qu'il voulait. Il a seulement vécu deux moments très difficiles. Quand il réalise son grand reportage sur les asiles et où sa rédaction, très inquiète de ce qu'il écrivait, ne va publier que douze articles sur les 24 qu'il avait rédigé. Et une fois qu'il est parti en Europe centrale pour faire ce grand reportage sur les ghettos, il veut enquêter sur le monde musulman et il n'arrive pas à avoir accès à La Mecque.

Il est passé par ces moments de grands doutes et d'impossibilité de travailler mais sinon, c'est un homme très libre et cette indépendance d'esprit est aujourd'hui beaucoup plus difficile à défendre. Cela contribue à sa légende et ce qui pourrait amener à le qualifier aujourd'hui d'homme de gauche. Un homme de son temps qui écrivait absolument ce qu'il voulait. Je ne pense pas que ses articles étaient très retravaillés.

Et à partir de son exploration du bagne, il a aussi eu cette idée assez merveilleuse de faire de ses grands reportages des livres, pour peut-être également avoir une postérité. Son héritage demeure aussi dans ces nombreux ouvrages livres publiés.

Il reste donc moderne ?

Il reste absolument moderne dans son exigence de vérité, dans son temps passé à se documenter, à partir loin, à prendre des risques considérables. Moderne dans sa manière de vouloir aussi, je crois, surtout, rentrer en contact avec le lecteur. Il donne beaucoup de lui même. Il a une écriture sensible, très documentée et personnelle. Et son idée est d'impliquer le lecteur, probablement aussi pour influencer les citoyens et les faire réagir. C'est un homme très moderne dans le sens où il dénonce tout le temps.

La documentation, justement, mais la vôtre. Pour ce documentaire, vous avez trouvé et exhumé des images de lui inédites.

Oui, grâce à l'ECPAD, le département audiovisuel du ministère des armées, qui possède un fonds extraordinaire de 100 000 heures d'archives. Ma documentaliste Céline Leroux-Vincent a réussi à trouver une archive complètement inédite d'Albert Londres avec Georges Clemenceau, en train de visiter des tranchées à Bonneuil-en-Valois ( ici, à partir de 7'17''). C'est l'unique archive de lui qui dure aussi longtemps, pratiquement huit secondes, et dans laquelle on le voit en pied, se déplaçant. On découvre très bien son visage. C'est très émouvant de voir aussi distinctement ses traits.

Les autres archives inédites du film sont les carnets d'Albert Londres, ses brouillons, ses lettres, ses livres, d'histoire, de philosophie, de littérature ou de poésie. J'ai reconstitué son bureau, qui est aussi son espace mental. L'Atelier-Maison Albert Londres et la Scam nous ont prêté un ensemble de documents et toutes les cartes postales qu'il avait écrites à sa fille Florise. Tous ces documents sont complètement inédits. Comme toute une partie de ses photos.

Et curieusement pour un journaliste aussi prestigieux qu'Albert Londres, il n'y avait pas eu jusqu'ici d'autres documentaires à son propos ?

Absolument, c'est très étonnant ! C'est le premier portrait sur Albert Londres pour les 90 ans du prix. Il n'y a jamais eu de portrait de lui, ce qui est complètement incroyable et totalement incompréhensible. Donc je suis très heureuse que ce film désormais existe.

Vouloir travailler sur Albert Londres a pu être considéré comme risqué. C'est un mythe auquel il faut s'attaquer. Je ne suis pas journaliste, donc cela m'a peut-être justement aidé à d'abord le considérer comme un écrivain. J'ai un infini respect pour son écriture. C'est un poète, un écrivain d'abord.

Et il faut aussi affronter l'ampleur des images, des documents, des photographies, des carnets, des notes, ce fonds d'archives extraordinaire, dont une partie est également aux Archives nationales.

Pour mettre en valeur ces documents et ce destin, vous avez fait appel à un comédien de la Comédie-Française qui connaissait très bien Albert Londres.

Je souhaitais qu'un acteur incarne Albert Londres et c'est effectivement Nicolas Lormeau, de la Comédie-Française, qui a joué en 2018 un grand reportage d'Albert Londres, le Tour de France des forçats de la route. Nous avions des photos d'Albert Londres, mais je voulais un visage parce que le montage du film met en avant beaucoup de visages, beaucoup de très gros plans de toute cette humanité qu'il affronte, qu'il rencontre, qu'il interroge. Et je voulais de la même manière une sorte de face à face entre lui et nous, et un affrontement entre ces gros plans de cet acteur et les plans du film.

J'ai voulu créer deux espaces : l'espace de son bureau - un espace mental, un espace de création - et l'espace du monde, à travers toutes les images d'archives. En réalité, ces deux mondes communiquent énormément puisque, même en étant dans le monde, il se trouve dans un isolement très fort.

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