"Intellectuel spécifique", l'engagement de Michel Foucault et Daniel Defert sur les prisons

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"Intellectuel spécifique", l'engagement de Michel Foucault et Daniel Defert sur les prisons

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Cette image volée, qui date de la répression de la mutinerie à la prison d'Attica, aux Etats-Unis, en septembre 1971, a été publiée dans la presse.
Cette image volée, qui date de la répression de la mutinerie à la prison d'Attica, aux Etats-Unis, en septembre 1971, a été publiée dans la presse.
© Getty - NY Daily News Archive

Avec la mort de Daniel Defert, le 7 février 2023, c'est toute l'histoire du Groupe d'information sur les prisons qui perd son instigateur : c'est lui qui avait convaincu les gauchistes de faire le meilleur usage possible de Michel Foucault. L'"intellectuel spécifique" était né. On était en 1971.

Le sociologue Daniel Defert, qui vient de mourir ce 7 février 2023, n’était pas seulement le témoin bien placé d’une histoire intellectuelle ancrée dans les contre-feux de mai 68 parce qu’il aura été le compagnon de Michel Foucault jusqu’à sa mort, au début de l’été 1984. Defert en aura été aussi un acteur-clé. Et pas uniquement parce que c’est lui, après la disparition de Foucault, mort du sida sans qu’on le dise, qui créera Aides quelques mois plus tard et à une époque où il n’existait pour les malades du sida ni relais associatifs, ni existence au grand jour. Mais encore parce que, gravitant dans le sillage de la Gauche prolétarienne sans tout à fait émarger chez les mao pour autant, c’est notamment à Defert qu’on doit l’investissement sans précédent d’intellectuels pour le sort carcéral, au début des années 1970. Et celui de Foucault tout particulièrement.

Si Foucault a laissé son empreinte, centrale et décisive, dans l’histoire du Groupe d’information sur les prisons (GIP), c’est parce que Defert avait proposé qu’il soit cette figure intellectuelle que les mao cherchaient. Depuis les premiers jours de l’automne 1970, l’extrême-gauche cuvait alors l’échec d’une première grève de la faim de ses militants en prison, tout en subissant des assauts renouvelés du pouvoir gaullien.

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Le Groupe d’information sur les prisons n’était pourtant pas strictement une émanation de la Gauche prolétarienne (GP). Mais avec le Manifeste que signeront, le 8 février 1971, Pierre Vidal-Naquet, Jean-Marie Domenach, et donc Michel Foucault, la création du GIP aura néanmoins tout à voir avec le contexte de répression politique qui siphonnait alors l’extrême-gauche française. Mai 68 avait à peine deux ans que, le 27 mai 1970, Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur, passait à l’acte en effet pour dissoudre la Gauche prolétarienne. C’est-à-dire l’une des organisations gauchistes les plus structurées, et aussi à bien des égards la plus visible : créé à l’automne 1968 par Benny Levy en même temps que la "GP", le journal La Cause du peuple verrait bientôt sa notoriété décuplée par l’arrivée à sa tête de Jean-Paul Sartre. Jonglant plusieurs fois à un rythme bimensuel, La Cause du peuple pourra tirer jusqu'à 100 000 exemplaires, pour les numéros les plus emblématiques.

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"Reconstitution de ligue dissoute" (en vrai)

En janvier 1971, Simone de Beauvoir se réjouissait que les numéros 31 et 32 du journal n’aient pas - encore - été frappés par la censure. La bouffée euphorique, chez celle qui présidait alors l’Association des Amis de La Cause du peuple, dit surtout quelque chose du nœud coulant qui sanglait alors les rangs gauchistes : Maurice Le Dantec et Michel Le Bris, deux précédents patrons de La Cause du peuple, avaient par exemple déjà été envoyés en prison. Tout comme quantité de militants moins célèbres, mais aussi le dirigeant mao Alain Geismar, condamné en 1970 à 18 mois de prison pour “reconstitution de ligue dissoute” et “provocation à la violence”. Car depuis le mois de mai 1970, une nouvelle loi directement pilotée par le ministère de la Justice criminalisait les organisateurs de manifestations. L’étau se resserrait même si bien qu’en janvier 1971, un appel circulait en faveur des “prisonniers politiques”, repartis pour une nouvelle grève de la faim depuis le 14 janvier.

Si la première grève de la faim avait échoué, cette seconde tentative sera la bonne : le Groupe d’information sur les prisons allait naître dans la foulée précisément, et renouveler en profondeur l’écho de la mobilisation. Après de premières discussions avortées avec les militants mao, Defert et Foucault s’installaient dans le paysage pour dénoncer les conditions carcérales, et en même temps la répression politique.

Plus tard, Daniel Defert expliquera que Foucault, qui à ce moment-là était déjà titulaire de la chaire de philosophie au Collège de France, se considérait en “protecteur” du mouvement en train de voir le jour. Mais on pourrait aussi bien dire qu’il en sera le messager, tant la diffusion de l’information sera d’une portée cruciale, et un objectif primordial pour eux deux. Car si le GIP travaillait à dévoiler le sort des prisonniers, et éclairer l’existence de prisonniers politiques dans la France de 1971, quoiqu’en dise le droit, cette structure très informelle qui voyait le jour avait aussi pour but de “rendre intolérable”. C’est-à-dire non seulement de mettre à nu des rapports de force, qu’en philosophe Foucault ne cessera de décrypter parallèlement ; mais encore de dire, et faire dire l’insupportable. Répéter, exhiber, jusqu’à ce qu’il en aille aussi de l’opinion publique. Agir était aussi faire savoir.

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"Intolérable" jusqu'à Attica

Enquêtant dans des conditions officieuses mais pas tout à fait clandestines auprès de détenus moyennant questionnaires et recueils de témoignage, le GIP sera ainsi, trois ans durant, et jusqu’en 1973, à la fois un espace de production de savoir, et un organe de dissémination de ce qui ne se disait guère. Les brochures du GIP, en particulier, se feront un porte-voix profondément inédit. Des extraits de ces brochures se retrouvent désormais dans les archives de Libération puisque l’Agence de presse Libération (APL), aux fonts baptismaux du quotidien et donc toujours dans le sillage de la GP, en diffusera de larges extraits. Quatre brochures en particulier resteront célèbres, flanquées du même titre emblématique qui s'époumone : “Intolérable”. La toute première brochure, publiée en mai 1971, était intitulée Enquête dans vingt prisons. La parole des détenus s’y déployait, laissant peu de doutes sur la moindre chance que ça pouvait représenter de venir des mondes populaires, une fois dans les phares de la justice. Sur une autre, on pouvait lire aussi : “Sont intolérables : les tribunaux, les flics, les hôpitaux, les asiles, l'école, le service militaire, la presse, la télé, l'État et d'abord les prisons".

"Intolérable 3", brochure du GIP, publiée par Gallimard,
"Intolérable 3", brochure du GIP, publiée par Gallimard,

Une autre brochure encore (la numéro 3, et sa préface signée Jean Genet) évoquait l'assassinat de George Jackson, militant Black Panther, à l'origine de la révolte des prisonniers de la maison d’arrêt Attica, dans l’Etat de New York, en septembre 1971, dont le saxophoniste Archie Shepp gravera le souvenir avec cet album mémorable, Attica Blues (sorti en 1972 sur le label Impulse !) :

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Le rôle des intellectuels : un iota

Les deux universitaires, qui s’étaient connus quelques semaines après l’arrivée de Defert, jeune normalien, à Paris, alors que Foucault était déjà en poste à la faculté de philosophie, à Clermont-Ferrand, se seraient-ils mobilisés si la sociologie carcérale ne s’était pas trouvée dilatée par ce tour de vis répressif à destination des militants politiques ? Ils feront en tout cas bien davantage que du tapage pour faire libérer leurs semblables : c’est même parce qu’ils pousseront les mao à faire tâche d’huile, et à étendre la mobilisation à toutes les catégories de détenus, que le GIP trouvera fondamentalement sa tessiture. Et sans doute pour cette raison justement que la protestation élargira son envergure. En 2003, lorsque l’historien Philippe Artières, spécialiste de Foucault, éditera avec Laurent Quéro et Michelle Zancarini-Fournel les archives de Michel Foucault, Daniel Defert rehaussera le recueil d’une postface où l’on apprend qu’après la création du GIP, le philosophe avait dit à son compagnon que s’il y avait un I d’écart entre le “GP” de la Gauche prolétarienne et le “GIP” du Groupe d’information sur les prisons, c’était bien que le GIP, justement, c’était “la GP, avec ce iota de différence que se devaient d’introduire les intellectuels”.

Ce iota-là a épaissi dans le geste à mesure que le GIP prenait corps. Et finalement coagulé dans le langage courant : c’est de cette époque que date l’expression “intellectuel spécifique” ; et même auprès du GIP que Michel Foucault se l'appropriera tout particulièrement. En 1972, puis encore en 1973 et alors que l’activité du GIP va pour s’éteindre, le philosophe élabore par exemple qu’il s’agit pour lui non pas de parler à la place des autres - et notamment s’ils sont moins bien dotés, ou dans un sort plus bancal. Mais bien de parler d’eux depuis sa propre place. Ce que Foucault théorise à ce moment-là tient fondamentalement aux compétences de l’intellectuel, dont il ne réfute pas l’étiquette. Mais encore au moins autant à ses ressources. Et c’est en particulier l’accès de l’intellectuel à la parole, et donc aux médias, que le philosophe met en avant, pour amener à maturité cette notion toute neuve, de "l'’intellectuel spécifique". Car ce que le philosophe entend faire explicitement, c’est mettre à profit son rôle d’expert et son regard pour dénoncer - et le faire savoir.

À plusieurs reprises, dans des textes qui jalonneront les années 1970 alors que l’aventure du GIP est déjà révolue, Michel Foucault continuera de préciser et de ciseler cette notion. Mais le déclic, lui, avait bien eu tout à voir avec les prisons, et cette mobilisation personnelle pour la condition des détenus. Ce déclic a laissé une trace dans la presse. Dans l’édition du Nouvel Observateur datée du 27 décembre 1971, Foucault avait en effet publié un texte en soutien à une femme aujourd'hui méconnue qui s'appelle Edith Rose. Edith Rose était psychiatre, en poste à la centrale de Toul. Alors qu’une mutinerie venait d’éclater sur place, cette médecin pénitentiaire était sortie de sa réserve pour rapporter, dans les colonnes du journal Le Monde, des sévices et des violences dont elle avait été témoin depuis l’intérieur du système carcéral. Plus tard, le GIP publiera le rapport du Dr Rose, lui donnant au passage la portée d'une archive historique. Mais au plus chaud de l’événement, déjà, Michel Foucault avait écrit dans le Nouvel Observateur que la psychiatre avait “bousculé le jeu et franchi un grand tabou” : “Elle qui était dans un système de pouvoir, au lieu d’en critiquer le fonctionnement, elle a dénoncé ce qui s’y passait, ce qui venait de s’y passer, tel jour, en tel endroit, dans telles circonstances. [...] Cette femme qui, après tout, ne serait-ce que par son savoir, était "du" pouvoir, "dans" le pouvoir, cette femme qui a eu le courage unique de dire : "Je viens de voir, je viens d’entendre", c’est cela que je voudrais qu’on lise et reconnaisse.”

"Branché sur l'appareil d'information"

La diffusion de l’information, et l’accès aux canaux de diffusion, occupait une place cruciale car l’intellectuel était, comme l’écrira Michel Foucault, “branché sur l’appareil d’information” : “Nous n’avons pas la prétention de faire prendre conscience, aux détenus et à leurs familles, des conditions qui leur sont faites. Cette conscience, il y a longtemps qu’ils la possèdent, mais elle n’a pas les moyens de s’exprimer. La connaissance, les réactions, les indignations, les réflexions sur la situation pénitentiaire, tout cela existe, au niveau des individus, mais n’apparaît pas encore. Il faut désormais que l’information circule, de bouche à oreille, de groupe en groupe. La méthode peut surprendre, mais c’est encore la meilleure. Il faut que l’information rebondisse ; il faut transformer l’expérience individuelle en savoir collectif. C’est-à-dire en savoir politique”. C’est parce qu’il “pouvait se faire entendre” que Foucault entendait endosser ce rôle. Des années plus tard, Daniel Defert le résumera en écrivant (toujours dans cette postface au recueil d'archives de Foucault) : “L’information est une lutte. Cela signifiait aussi qu’obtenir des détenus l’information – là où la loi, la discipline, le secret l’interdisaient le plus –, c’était accréditer la véridicité de leur parole et, finalement, donner le statut d’événement à leur parole.”

Les témoignages de détenus n'étaient certes pas entièrement inédits avant Foucault. En avril 1955, alors qu’Esprit consacrait son tout premier dossier thématique aux prisons, la revue avait en effet fait ce geste inouï pour l'époque : sous la manchette “Le prisonnier prend la parole", des témoignages de détenus étaient publiés - du jamais-vu. Mais l'ampleur des témoignages, et l'envergure de la mise à nu d'un système violent et indigne, n'avait jamais atteint les proportions que leur donneront Defert et Foucault, avec le GIP. Et le legs du GIP ira encore au-delà. Le GIP a contribué à faire bouger les contours de ce qu'on avait toujours considéré comme une archive. C'est-à-dire une trace digne d'être archivée. À l’époque en effet, recueillir des témoignages de détenus est un élan puissamment subversif : en ouvrant une voie à cette parole-là, Foucault, Defert, et tous ceux du GIP allaient rendre audibles des voix réputées moindres - ou moins légitimes. Mieux : parce que ces témoignages accumulés dans le vif du moment devenaient immédiatement autant de traces, et donc d’archives futures, ils allaient dilater ce qu’on entendait jusque-là comme digne d’être conservé, inventorié. Ces intellectuels-là ainsi n’auront pas seulement politisé la prison, ou dénoncé une situation avec leurs ressources : via le Groupe d'information sur les prisons, ils auront de surcroît fait de ceux qui la peuplaient des auteurs. Plus encore : des auteurs à même de consigner un regard, et de cheviller une mémoire - la leur.

Pour mesurer la portée du geste, il faut prendre conscience que même La Cause du peuple, par exemple, refusera à l'époque un texte rédigé par des détenus. On le sait notamment parce que dans un des textes de Foucault consignés dans le recueil Dits et écrits, le philosophe rebondit sur cette fin de non-recevoir et écrit : “On m’a dit mille fois : ‘Ecrivez un article sur la prison que vous souhaitez.’ Et mille fois j’ai répondu : ‘Merde, ça ne m’intéresse pas.’ Par contre, si on propose un texte rédigé par des détenus, où il est dit : ‘Nous voulons cela et cela’, les journaux ne le publient pas. La Cause du peuple elle-même a censuré un texte de prisonniers. Il ne correspondait pas à leurs idées, ils préféraient les révoltes sur les toits. Quand les détenus parlent, ça pose tellement problème. Le texte que j’ai lu avec Sartre n’a pas été publié par La Cause du peuple. Car, dès que les détenus parlent, nous sommes au cœur du débat. Le premier pas à faire est donc de donner la parole aux détenus.”

Une fois le GIP éteint, d'autres groupes comme le Groupe d’information sur l’asile, ou encore le Groupe d’information sur la santé, continueront une manière de faire. Ils n’auraient probablement jamais vu le jour sans l’expérience séminale du GIP. Pourtant, Michel Foucault pourra évoquer parfois évoquer cette histoire de mobilisation comme un échec relatif - dans des confidences rapportées par Gilles Deleuze, par exemple. Notamment parce qu’après trois années d’existence, l’aventure du GIP ne débouchera jamais sur une réforme en profondeur du monde carcéral. Pourtant, à présent que les chercheurs et les chercheuses travaillent désormais sur quantité de sources qui n’auraient jamais été considérées comme dignes d’être étudiées, et élucidées hier encore, on doit beaucoup à toute la dynamique de collecte de paroles qui se fera jour à ce moment de la vie de Michel Foucault. Philippe Artières, plus tard, mettra en évidence que Foucault pas plus que Defert n’avaient en réalité comme intention première d’édifier des archives, et autant de traces à même d’ossifier dans des centres d’archives. C’est-à-dire de s’institutionnaliser. Dans leur sillage, pourtant, “une sédimentation” a bel et bien opéré, comme le souligne l’historien. Foucault n’en était-il finalement que le réceptacle ? Cette image, à son tour, renouvelle le regard qu'on peut aujourd'hui porter sur le rôle d'un intellectuel. Parce qu’il avait été l’un des tout premiers à prendre au sérieux leur parole, les détenus avaient écrit au GIP, et envoyé des textes, des récits de soi comme des histoires et autant d’expériences. Rendant audible une parole, il en était finalement devenu un espace de conversion.

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