Quand Jean d'Halluin, créateur des Éditions du Scorpion, rêve d'un best-seller pour remonter ses affaires et que Boris Vian, prenant le désir de l'éditeur comme un défi, se propose de le relever en écrivant l'ouvrage en dix jours !
- Nicole Bertolt Auteur, mandataire de l'oeuvre de Boris Vian
- Claire Julliard Ecrivain et journaliste
- Christelle Gonzalo Spécialiste de Boris Vian, journaliste, et libraire
- François Roulmann Spécialiste de l’œuvre de Boris Vian
Rediffusion des samedi 12 et dimanche 13 septembre 2020
Eté 1946. Devant un cinéma des Champs-Elysées, Jean d’Halluin, le créateur des Éditions du Scorpion retrouve Boris Vian et son épouse Michelle. La toute jeune maison d’édition de Jean d’Halluin ne se porte pas très bien et son directeur cherche à faire un coup pour la relancer. Il rêve d’un best-seller à l’américaine comme Tropique du Cancer d’Henry Miller, ou à la Peter Cheyney et James Hadley Chase, les deux auteurs de romans policiers et d’espionnage qui font les beaux jours de la collection Série noire de Gallimard, fondée par Marcel Duhamel. Boris Vian vient de manquer le Prix de la Pléiade où il avait présenté L’écume des jours, et il a lui aussi besoin d’argent. Spontanément, le jeune écrivain de 26 ans prend le désir de l’éditeur comme un pari : Ce best-seller, il se propose de l’écrire, en dix jours.
Ça démarre comme une bonne blague, sur une coin de trottoir. Claire Julliard
Épisode 1 : Un canular littéraire
5 août 1946. Boris et Michelle Vian sont en vacances en Vendée avec leur fils Patrick, qui a attrapé les oreillons. C’est en le veillant la nuit que Boris Vian écrit J’irai cracher sur vos tombes. Le 20 août, le roman est achevé. L’histoire raconte celle de Lee Anderson, un métis du Sud des Etats-Unis animé par le désir de venger son frère, lynché à mort parce qu’il était amoureux d’une Blanche. C’est un roman noir, qui dénonce le racisme. Et c’est aussi un récit cru, où la sexualité, violente, tient une place centrale. Boris Vian décide de faire croire que le livre est l’œuvre d’un romancier américain à qui il invente un nom : Vernon Sullivan. Lui n’en est, officiellement, que le traducteur. Seuls Michelle et Jean d’Halluin connaissent les coulisses de cette supercherie.
J’irai cracher sur vos tombes paraît le 21 novembre 1946. Jean d’Halluin joue sur le caractère sulfureux du roman et le présente dans des encarts publicitaires comme le roman que l’Amérique n’a pas osé publier. Le succès n’est pas immédiat, mais en 1947, le livre devient un best-seller, le tirage grimpe à 120 000 exemplaires en un peu plus de deux ans. Les raisons de ce succès tiennent pour beaucoup au scandale qu’il déclenche. Dès sa parution, les premières critiques indignées fleurissent : Dans Les Lettres françaises, le roman est qualifié de bassement pornographique. D’autres flairent déjà le canular et s’interrogent à propos de la paternité de l’ouvrage… L’emballement est à double tranchant. Et Boris Vian s’apprête à risquer gros.
Archives INA : Discussion entre Christian Bourgois et Gérald Vinckenbosch sur le scandale à la sortie de livres, autres exemples de livres interdits récemment (11.06.1993)
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Avant de s’en prendre à J’irai cracher sur vos tombes, Daniel Parker avait déposé plainte avec son cartel d'action sociale et morale contre Henry Miller. Intervention forte de Daniel Parker au sujet de l’édition de ces deux Tropiques de Miller dans l’émission Tribune de Paris
Les ouvrages de Miller sont interdits en Angleterre et aux Etats Unis, leur diffusion n'est qu'une affaire commerciale menée par les éditeurs français. La France est-elle un dépotoir d'ordures ?... Daniel Parker
Archives INA : Daniel Parker dans "Tribune de Paris" présentée par Paul Guimard au sujet de "l'affaire Henry Miller", le 06.11.1946
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Épisode 2 : Le roman maudit
En publiant J’irai cracher sur vos tombes, Jean d’Halluin et Boris Vian rêvaient d’un succès à la Tropique du Cancer. C’est chose faite. Mais avec le succès, Boris Vian va aussi connaître le même revers de médaille qu’Henry Miller. Le 7 février 1947, Boris Vian est à son tour attaqué en justice par le Cartel d’action sociale et morale que dirige l’architecte protestant Daniel Parker. Il accuse Vernon Sullivan d’inciter les adolescents à la débauche. Vian risque non seulement 300 000 francs d’amende, mais aussi deux ans de prison. L’écrivain n’en perd pas pour autant son sens de l’humour, puisqu’il écrit au même moment un nouveau "Sullivan" intitulé Les morts ont tous la même peau dont le héros, trois fois assassin, porte le nom de Dan Parker.
Il est hors de doute que maintenant je n’aurai même pas eu l’idée de concevoir "J’irai cracher sur vos tombes". Maintenant, il faut faire marcher le bénitier à tout va et respecter le sabre. Mais "J’irai cracher sur vos tombes" date d’une époque où on était encore libre. Boris Vian
Cependant le scandale s’aggrave encore et l’affaire tourne mal lorsqu’en avril 1947, Sullivan/Vian est accusé par la presse à sensation d'être l’inspirateur d’un fait divers macabre. En effet, un homme aurait assassiné sa maîtresse en laissant près du corps un exemplaire de J’irai cracher sur vos tombes, ouvert à la page du meurtre final.
Pour tenter d’échapper à la polémique et prouver qu’il n’est pas Vernon Sullivan, Boris Vian va jusqu’à traduire en anglais le texte du roman pour en produire une "fausse version originale". Mais l’amusante et efficace supercherie littéraire commence à réellement lui empoisonner la vie. En novembre 1948, Vian reconnaît officiellement être l’auteur de J’irai cracher sur vos tombes, d’abord devant le patron de la DST qu’il croise chez des amis, puis devant un juge d’instruction…
Archive INA : Jacqueline Pierreux et Daniel Ivernel, les deux comédiens jouant dans la pièce de théâtre issue du livre de Boris Vian "J'irai cracher sur vos tombes" le 26.06.1979
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Intervenants
- Nicole Bertolt, mandataire de l’œuvre de Boris Vian et directrice du patrimoine
- Christelle Gonzalo, spécialiste de Boris Vian
- François Roulmann, spécialiste de l’œuvre de Boris Vian
- Claire Julliard, biographe de Boris Vian
Lecture des extraits du roman J’irai cracher sur vos tombes par le comédien Adama Diop.
Il (l’éditeur Jean d’Halluin de chez Scorpion) me dit : "Il me faudrait quelque chose de bien érotique, un truc à succès du genre Pas d’orchidées pour Miss Blandish" (James Hadley Chase). Je lui dis : "Pourquoi cherchez vous des exemples en Amérique ? Il doit y avoir de bonnes ressources dans notre bonne littérature érotique latine." Boris Vian dans Interview Impubliable
Un documentaire d’Hélène Delye, réalisé par Véronique Samouiloff. Prise de son Romain Luquiens et Souad Bouqhorssa ; mixage Valérie Lavallart. Archives INA, Samantha Schmitt. Avec la collaboration d'Annelise Signoret de la Bibliothèque de Radio France et Quentin Vaganay, stagiaire. Nouvelle page web, Sylvia Favre.
Archives INA
- France Inter, le 31 juillet 1992 : Interview d'Alain Vian à propos de Boris, Boby, Dimey et les autres
- Inter Actualités, le 23 juin 1959 : Annonce de la mort de Boris Vian
- Extrait du film J'irai cracher sur vos tombes de Michel Gast
- Lecture de J'irai cracher sur vos tombes par les comédiens de la pièce de théâtre Jacqueline Pierreux et Daniel Ivernel
- Interview des comédiens Jacqueline Pierreux et Daniel Ivernel sur la création de la pièce de théâtre J'irai cracher sur vos tombes
Musique
- What Love, de Charlie Mingus (Doxy music)
- I fall in love too easy de Miles Davis (Columbia)
- Tensions de Charlie Mingus (Atlantic)
- Alone together, Charlie Mingus, Miles Davis (Debut)
- Nature Boy, Miles Davis (Debut)
- Moanin', Charlie Mingus (Atlantic)
Bibliographie
- Boris Vian, J’irai cracher sur vos tombes (Le livre de poche, 1946)
- Œuvres romanesques complètes de Boris Vian dirigé par Marc Lapprand avec la collaboration de Christelle Gonzalo et François Roulmann dans la collection La Pléiade (2009)
- Christelle Gonzalo et François Roulmann, Anatomie du bison (Editions des Cendres, 2018)
- Claire Julliard, Boris Vian (Folio biographie, 2007)
- Noël Arnaud, Dossier de l’affaire "J’irai cracher sur vos tombes" (Christian Bourgois éditeur, 1974), sur le site de la Bibliothèque nationale de France
- Marc Lapprand et François Roulmann, Boris Vian. "Si j’étais pohéteû" (Découvertes Gallimard, 2009)
- Nicole Bertolt, D'où viens-tu Boris ? Vian, de Ville d'Avray à Landemer ; enfance, adolescence, insousciance (1920-1939), (Le Cherche Midi, 2012)
- Philippe Di Folco, Les grandes impostures littéraires (Ecriture, 2006)
- Jean-David Morvan, d’après l’œuvre de Vernon Sullivan-Boris Vian, J’irai cracher sur vos tombes (Glénat, 2020)
- Boris Vian, Hors-série Télérama
Pour aller plus loin
- Le Cartel d'action morale et sociale sur le site de la Bibliothèque de France
- Daniel Parker sur le site du C.E.D.IA.S. (Centre d'études, de documentation, d'information et d'action sociales), Musée social
- Les éditions du Scorpion sur Wikipédia
- La véritable histoire de Vernon Sullivan, un article de Jérôme Dupuis, publié le 01 avril 2009 sur le site de L'Express
- J'irai cracher sur vos tombes (1959), le film tiré de l'œuvre éponyme de Boris Vian, réalisé par Michel Gast et Christian Marquand avec Christian Marquand, Antonella Lualdi, Fernand Ledoux... sur le site Allociné
- Site du centenaire de Boris Vian
- L'écriture démasquée : concordances et travestissements Boris Vian et Vernon Sullivan. Mémoire de maîtrise en études littéraires de Marco Guévremont, Université du Québec à Montréal, 2011
- Let us praise Vernon Sullivan par Gary Kilian (ancien correspondant du California Call) : un des éléments du dossier Boris Vian de la BnF avec ce pastiche inversant les rôles Vian/Sullivan, signé François Roulmann
- La mémoire du Scorpion : Présentation du n°4 de la revue Capharnaüm dédié aux Editions du Scorpion
- “Who shall spit on your grave ?“ Quelques mots sur la traduction de “J’irai cracher sur vos tombes“ (Boris Vian). Article de Fabio Regattin, chercheur en langue française et traduction, Université de Bologne, paru dans la revue Synergies, n°6, 2013
- Vernon Sullivan ou les pseudo-traductions de Boris Vian : article d’Isabelle Fakra publié dans la revue critique L’art d’aimer
- Critique du livre par Thierry Maulnier, dans Concorde du 23 janvier 1947. En ligne sur Gallica
Demain, dimanche 11 juillet, retrouvez les deux épisodes de Raoul Ponchon (1848-1937), le veau réchauffé est meilleur froid**, un documentaire d'Olivier Chaumelle, réalisé par Rafik Zénine (première diffusion les 26 et 27 octobre 2019).**
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